PROTHÈSES DENTAIRES ET BIOFILMS MICROBIENS : UNE LIAISON DANGEREUSE?

PROTHÈSES DENTAIRES ET BIOFILMS MICROBIENS : UNE LIAISON DANGEREUSE?

par Michelle Dubuc, conseillère en communication scientifique, FRSQ

À la surface des conduites d’égout, dans le lit des rivières, sur les lentilles cornéennes, sur les prothèses dentaires, les biofilms sont omniprésents : c’est là le contexte naturel de la vie des microorganismes. Véritables consortiums microbiens, les biofilms sont formés d’un agencement complexe de bactéries et de levures enrobées d’une volumineuse matrice de polysaccharides. L’architecture des biofilms assure une coopération optimale entre les microorganismes pour la colonisation d’une niche écologique particulière et les protège contre les agressions extérieures, augmentant ainsi leur résistance au stress, dont les antibiotiques et désinfectants usuels. Les microorganismes vivent généralement en harmonie avec l’hôte, on parle alors de biofilms «sains» ou commensaux. Mais il arrive que cet équilibre se rompe et l’infection se déclenche. Pourquoi et comment les biofilms passent-ils soudain de l’état de commensal à celui de pathogène? Voilà la question à laquelle tente de répondre l’équipe composée de Noëlla Deslauriers, Luc Trahan, Michel Frenette et Jean-Paul Goulet, de la Faculté de médecine dentaire de l’Université Laval, Yves Bourbonnais et Mahmoud Rouabhia, de l’Université Laval et Jean Barbeau de la Faculté de médecine dentaire de l’Université de Montréal, en collaboration avec deux chercheurs de l’Université de Genève.

Pour aborder cette question, les chercheurs de l’équipe ont choisi comme modèle les biofilms qui se développent à la surface des prothèses dentaires. Lorsqu’ils acquièrent le statut de pathogène, les biofilms prothétiques causent des stomatites, le plus souvent associées à Candida albicans. L’importance de ces infections est telle que bon nombre d’individus se voient forcés d’interrompre le port de leurs prothèses, avec les conséquences diverses qui en découlent. Ce problème est très répandu au Québec en raison de son taux élevé d’édentés, le plus important au Canada.

Pour percer les mystères des biofilms et comprendre leur dynamique, il est essentiel de les étudier dans leur environnement naturel : une tâche très complexe. En effet, il serait beaucoup plus simple d’isoler les espèces microbiennes, de les identifier et de les étudier chacune dans leur éprouvette ou sur leur plat de Pétri; mais ce serait faire abstraction du monde complexe d’interactions tissées entre les différents microorganismes et avec leur milieu. À l’état naturel, les microorganismes existent en communautés complexes ancrées sur des surfaces humides; des recherches récentes indiquent d’ailleurs que leur physiologie s’adapte à l’infini au contexte des biofilms. L’étude des biofilms dans leur milieu naturel (in situ) constitue une grande originalité de ce projet. Ensemble, les chercheurs s’y attaquent à l’aide de sondes moléculaires, métaboliques et immunologiques; ils font même appel à la mécanique des fluides, en collaboration avec deux ingénieurs de la Faculté des Sciences et de Génie de l’Université Laval.

Pour étudier les biofilms in situ, l’équipe a mis au point une technique pour générer des biofilms prothétiques in vivo, qui consiste à insérer à l’intérieur de la prothèse trois ou quatre petits disques d’acrylique de 300 microns d’épaisseur et de 3 millimètres de diamètre que l’on retire ensuite après un laps de temps variant de quelques heures à une semaine. Des échantillons sont prélevés chez près de 300 volontaires grâce à la collaboration de cliniciens québécois et suisses. Comme ces disques collecteurs sont implantés dans les prothèses de patients sains et de patients atteints de stomatite, dont l’histoire clinique est documentée à l’aide d’une grille élaborée par le docteur Goulet, l’équipe peut ainsi établir des parallèles entre le degré de sévérité de la stomatite, les habitudes de vie (hygiène, tabagisme, etc.) et les particularités biochimiques et microbiologiques des biofilms.

Structure et fonction des biofilms

L’architecture des biofilms constitue en elle-même un facteur de virulence : il faut donc étudier leur composition, leur développement et leur fonctionnement afin d’en déduire un profil de virulence. Ce travail nécessite des études au microscope photonique, électronique, confocal et à fluorescence où les biofilms sont découpés selon différents plans. La microscopie électronique (à transmission et à balayage) révèle l’architecture fine des biofilms, l’agencement des microcolonies, les interactions microbiennes, les modes d’attachement au substrat et aux autres microbes ainsi que sur la structure tridimensionnelle de la surface des biofilms en développement. Les études fonctionnelles sont réalisées à l’aide de diverses sondes, certaines d’entre elles appliquées sur les biofilms immédiatement après leur prélèvement, d’autres après congélation et découpage au cryostat des échantillons. Les chercheurs veulent ainsi découvrir les conditions locales d’aérobiose, les divers environnements de pH ainsi que les microzones de stress pour C. albicans dans ces biofilms.

Les données recueillies jusqu’à présent montrent que la colonisation de la prothèse est extrêmement rapide : après deux heures en bouche, on note déjà la présence de bactéries comme Streptococcus mutans et S. salivarius, ce dernier d’ailleurs jamais retrouvé dans la plaque dentaire. Les chercheurs ont observé la présence de C. albicans dans ces biofilms; ils analysent plus particulièrement la présence de ses différentes formes (levure, mycélium ou chlamydospores) et étudient la relation entre ces formes, l’arrangement des bactéries et l’hétérogénéité des microenvironnements. La transition entre ces différentes formes pourrait être reliée au pouvoir pathogène du Candida puisque les différentes formes expriment plusieurs types de protéinases.

Les chercheurs ont été surpris de découvrir la présence de cellules épithéliales à l’intérieur des biofilms, contrairement à la plaque dentaire qui n’en contient pas. À cet égard, les conditions «écologiques» des biofilms situés à l’interface entre la prothèse et la muqueuse du palais sont très particulières : c’est un milieu clos où le flot salivaire y est très lent, où l’anaérobiose risque de s’installer rapidement et où abondent les microzones de stress. Les chercheurs s’interrogent sur l’impact de ces cellules épithéliales, qui pourraient jouer un rôle de support en plus de constituer une source de nourriture ou d’inducteur de protéinases pour les microorganismes. Autre résultat intéressant: les biofilms se forment beaucoup plus rapidement chez les personnes qui souffrent d’une stomatite et leur renouvellement (turn over) est plus rapide. Il semble donc qu’un cercle vicieux s’amorce lors de l’inflammation du palais causée par un biofilm pathogène, la stomatite en développement encourageant le maintien de celui-ci.

Un modèle de biofilm

À l’aide des données recueillies, les chercheurs tenteront ensuite de reconstruire divers modèles de biofilms prothétiques au laboratoire afin de disséquer les mécanismes pathogènes à l’oeuvre, lesquels peuvent difficilement être testés en intervenant in vivo. Les chercheurs réaliseront des modélisations in vitro, où des variables précises seront isolées pour les modifier dans des conditions contrôlées. L’équipe doit tenir compte d’une foule de paramètres, y compris, par exemple, la vitesse à laquelle circule la salive entre la prothèse et le palais, ce qui détermine la conformation de la matrice de polysaccharides. D’une part, l’établissement de communautés microbiennes en biofilms sur des supports d’acrylique sera effectué in vitro à partir de cultures en chemostat. D’autre part, l’activité proinflammatoire des biofilms sera testée sur des équivalents épithéliaux en mesurant l’induction de synthèse des médiateurs épithéliaux de l’inflammation par ces disques modélisés ou directement les disques collecteurs obtenus in vivo. La découverte de chaque nouvel élément in vivo oblige l’équipe à modifier les paramètres de la modélisation. Par exemple, la découverte imprévue de cellules épithéliales à l’intérieur des biofilms a forcé les chercheurs à revoir la génération de biofilms in vitro et à y intégrer cette nouvelle donnée.

Une fois que les chercheurs auront compris les phénomènes régissant le passage d’un biofilm sain à un biofilm pathogène, c’est-à-dire dès qu’ils auront compris les prédicteurs de ce passage, ils pourront prévenir ce passage et contrôler, sans l’éliminer, le biofilm pathogène. La prévention pourrait ainsi reposer sur le prétraitement des matériaux prothétiques avec des molécules bioactives alors que la modulation de l’adhérence ou de la croissance de bactéries ciblées servirait à favoriser le maintien d’un biofilm sain. L’utilisation de nouveaux désinfectants à action synergique, couplée à de faibles courant électriques sera également testée pour éradiquer périodiquement le biofilm.

Une connaissance approfondie des biofilms prothétiques sains et pathogènes devrait permettre de prédire les états de risques, d’instaurer une prévention rigoureuse, de permettre un diagnostic précoce et d’adopter un traitement approprié aux stomatites. Les résultats de ces travaux pourraient s’appliquer dans le cas d’infections reliées à d’autres types de prothèses ainsi qu’à d’autres types d’infections puisque les biofilms formés sur les biomatériaux ou sur les muqueuses sont impliqués dans la plupart des infections. Ce type particulier de recherche est rendu possible grâce à la collaboration d’expertises variées, dont la synergie issue du rapprochement des chercheurs fondamentalistes et des cliniciens.

Pour information :
Noëlla Deslauriers, Ph.D.
Tél. : (418) 656-2131, poste 2067
noella.deslauriers@greb.ulaval.ca
source http://www.frsq.gouv.qc.ca/RES/rs199906/desc_equipe.html