Extraction des troisièmes molaires incluses, cause principale de paresthésie

Contexte : Les paresthésies iatrogéniques de la troisième division du trijumeau demeurent un problème clinique complexe ayant des implications médico-légales importantes. La plupart des poursuites judiciaires peuvent cependant être évitées par une meilleure planification des procédures et l’obtention d’un consentement éclairé. Le but du présent article est de faire état de notre expérience clinique des 12 dernières années, de revoir les principes de prévention et de gestion des paresthésies du trijumeau et de mettre en évidence les implications médico-légales qui en découlent.

Méthodologie : Les dossiers des 165 patients renvoyés à notre service de chirurgie buccale et maxillofaciale pour évaluation de paresthésie iatrogénique de la troisième division du trijumeau ont été révisés. Les caractéristiques du sous-groupe de patients ayant poursuivi le dentiste traitant furent comparées avec celles des autres patients.

Résultats : L’ablation chirurgicale des troisièmes molaires incluses était la cause principale de paresthésie, soit 109 (66 %) des 165 sujets. Le nerf alvéolaire était affecté chez 89 (54 %) des sujets, le nerf lingual chez 67 (41 %) des sujets, et les 2 nerfs étaient affectés chez 9 (5%) des sujets. On retrouvait davantage de patients de sexe féminin dans une proportion de 2,2:1.

Des poursuites judiciaires ont été intentées par 33 (20 %) sujets, le taux étant plus élevé chez les patients jeunes, anesthésiés ou ayant dû subir une intervention microchirurgicale (p < 0,001 dans tous les cas). La mauvaise planification du geste chirurgical et l'absence de consentement éclairé constituaient les erreurs les plus fréquentes.

Discussion :
L’incidence rapportée de paresthésie suite à l’extraction des troisièmes molaires incluses varie de 0,2 %6 à 22 %7 pour le nerf lingual et de 0,4 %8 à 7 %9 pour le nerf alvéolaire inférieur. Ces variations s’expliquent par des différences dans les procédures et les techniques, notamment en ce qui a trait à l’évaluation clinique et aux critères diagnostiques, ainsi qu’à l’expérience du clinicien. Le risque de paresthésie est fonction de la situation clinique. Il peut être presque nul dans les conditions les plus favorables (patient jeune, racines incomplètement formées, faible proximité du canal mandibulaire) ou dépasser les 50 % dans d’autres circonstances (patient âgé, position défavorable de la dent, proximité du canal mandibulaire).
Une bonne évaluation clinique permet d’informer au préalable le patient sur les risques encourus lors de la procédure chirurgicale. Un consentement éclairé écrit élaborant ces risques devra être obtenu dans tous les cas d’ablation chirurgicale non-thérapeutique des molaires (traitement préventif ). Il est aussi fortement recommandé pour l’ablation chirurgicale thérapeutique (traitement de pathologie) de troisièmes molaires incluses ou semi-incluses.
Parmi les patients présentant une paresthésie iatrogénique de la troisième division du trijumeau, 75 % recouvreront une sensibilité normale sans autre traitement5. La majorité des récupérations complètes surviennent 6 à 8 semaines après
troisième molaire, la perte de continuité de la corticale osseuse supérieure et/ou inférieure du canal alvéolaire inférieur et le rétrécissement ou la déviation de celui-ci sont tous des signes fiables indiquant une plus grande proximité du nerf alvéolaire inférieur avec la racine de la dent de sagesse.

Précautions per-opératoires :
Lors de l’injection, si le patient ressent un choc électrique, l’aiguille devrait être retirée de quelques millimètres avant d’injecter la solution anesthésique. Lorsque la position de la dent extraite permet de visualiser le nerf alvéolaire inférieur au fond de l’alvéole, plusieurs chirurgiens préfèrent placer dans l’alvéole un morceau de gélatine absorbable (Gelfoam, Pharmacia & Upjohn Co, Kalamazoo, Mich.) avant la fermeture. L’efficacité de cette mesure visant à minimiser la fibrose et ainsi à éviter une paresthésie tardive n’a cependant jamais été vérifiée.
Évaluation clinique Les patients présentant une paresthésie postopératoire doivent être pris en charge promptement et devraient être revus le plus rapidement possible pour une évaluation clinique comprenant les éléments suivants :
1. Une cartographie de la zone affectée, soit à l’aide d’un schéma ou d’une photographie du patient sur lequel le contour de la zone atteinte est délimité au crayon.
2. Les sensations ressenties par le patient lorsqu’un coton-tige ou un écouvillon est appliqué délicatement au niveau de la zone atteinte
3. La capacité du patient à détecter la direction dans laquelle un balayage de 1 cm à l’aide d’un applicateur à résine ou de la pointe d’un mouchoir roulé s’effectue
4. La description des sensations ressenties par le patient lorsqu’une pression à l’aiguille gauge-27, assez forte pour indenter la peau sans la pénétrer, est appliquée dans la région atteinte.
La présence de dysesthésie ou de douleur spontanée doit être notée. Chaque test doit être accompli à 3 sites : la lèvre inférieure, le repli labio-mentonnier et le menton. Tout patient présentant une paresthésie devrait recevoir un corticostéroïde afin de minimiser la réponse inflammatoire12. Un traitement empirique de prednisone à raison de 50 mg une fois par jour pendant 7 jours est souvent utilisé à notre service de chirurgie buccale. Cette médication doit être débutée le plus tôt possible, idéalement le lendemain de la chirurgie. Un traitement antibiotique de 7 jours à la pénicilline, médicament de premier choix chez les patients non allergiques, ou à la clindamycine est aussi couramment prescrit, afin de prévenir l’infection qui ralentirait le processus de guérison et diminuerait
le potentiel de récupération du nerf atteint. L’évaluation clinique devrait être par la suite répétée à intervalles d’un mois, afin d’apprécier la présence ou l’absence de récupération fonctionnelle.

Renvoi du patient :
Certains patients doivent être renvoyés à un spécialiste en chirurgie buccale et maxillofaciale. Une intervention microchirurgicale peut être indiquée dans les cas suivants : transection témoignée du nerf; anesthésie totale de la région affectée 2 mois après le traumatisme; absence des réflexes de protection (quand il y a morsure ou brûlure de la langue ou de la lèvre inférieure) 2 mois après le traumatisme, avec peu ou aucune amélioration; dysesthésie.
L’intervention microchirurgicale implique une anesthésie générale, une convalescence et une incapacité de travail de quelques semaines. Le microchirurgien disséquera le nerf lésé et, si le dommage est important, procédera à en réanastomoser
les portions proximales et distales. Cette chirurgie devrait idéalement être pratiquée dans les 4 mois suivant le traumatisme afin de prévenir l’atrophie de la portion distale du nerf. Pour cette raison, lorsqu’il est possible que la condition du
patient soit améliorée par une chirurgie (critères énumérés ci-haut), celui-ci devrait être référé rapidement pour permettre au microneurochirurgien de réaliser sa propre évaluation et d’objectiver l’absence de récupération fonctionnelle sur une période d’au moins 2 mois avant d’intervenir. Bien qu’une amélioration fonctionnelle appréciable s’observe chez plusieurs
patients suite à la chirurgie13,15, le retour à une sensation normale est impossible. Un peu moins de la moitié des patients n’auront aucune amélioration, et tous les patients opérés demeureront avec un déficit sensitif permanent. La prise en charge des dysesthésies, quant à elle, demande une approche davantage médicale, la chirurgie n’ayant que très peu d’utilité dans ces situations, notamment chez les patients atteints de douleurs à médiation sympathique et de douleurs neuropathiques centrales.

La majorité des paresthésies iatrogéniques peuvent être évitées. Cependant, lorsqu’elles surviennent, leur suivi doit être initié rapidement, les premiers mois étant déterminants pour la guérison nerveuse. Si le risque de traumatisme nerveux est élevé, le renvoi préopératoire à un spécialiste en chirurgie buccale et maxillofaciale doit être envisagé. La majorité des patients recouvreront une sensation normale sans traitement.
Cependant, les déficits permanents sont souvent mal tolérés, et la proportion élevée de poursuites judiciaires dans ces situations en est le reflet. Plus de la moitié des poursuites découlent de l’absence de consentement éclairé préopératoire. Une bonne connaissance de l’anatomie et des principes chirurgicaux est primordiale. Le traitement des paresthésies peut être souvent très simple dans les cas d’hypoesthésie légère, mais il devient extrêmement complexe dans les cas de douleurs
à médiation sympathique ou de douleurs neuropathiques. Si l’atteinte est importante, un retour à une sensation normale n’est pas possible malgré les mesures thérapeutiques qu’on peut prendre. Le dentiste généraliste bien informé est toutefois en mesure d’assurer la prise en charge initiale du patient, puis de le renvoyer à un spécialiste en chirurgie maxillofaciale au moment approprié afin de maximiser les chances de récupération fonctionnelle du nerf atteint.

Une juste évaluation des indications chirurgicales et du risque opératoire, une bonne technique chirurgicale, l’obtention d’un consentement éclairé préopératoire ainsi qu’un suivi postopératoire adéquat devraient contribuer à réduire la fréquence des déficits neurosensoriels après le traitement dentaire et des poursuites judiciaires en résultant.

Source :

Les paresthésies iatrogéniques de la troisième division du trijumeau : 12 ans d’expérience clinique

Mars 2005, Vol. 71, N° 3 189 Journal de l’Association dentaire canadienne
• René Caissie, DMD, MSc •
• Jacques Goulet, DMD, FRCD(C) •
• Michel Fortin, DMD, PhD, FRCD(C) •
• Domenic Morielli, BSc, DDS •